Il est des signes de reconnaissance dont l’objectif est d’endormir la conscience vigilante de l’interlocuteur et ainsi de lui faire lâcher ce que l’émetteur convoite sans que celui-ci ait à le demander. Ils ne sont donc pas authentiques bien qu’ils soient dits avec un tel accent de sincérité, que l’on s’y laisse prendre car une partie archaïque de soi en est surstimulée : une sorte de ressenti de béatitude : « J’obtiens enfin ce dont j’ai toujours rêvé ».
Pour illustrer cela, j’ai choisi de commenter une fable de La Fontaine Le Corbeau et le Renard.
Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Voici la situation posée : un corbeau perché sur un arbre. Il s’est procuré un fromage et il l’expose, peut-être comme un trophée.
Ce fromage représente ce quelque chose qui le rend séduisant, désirable, enviable… ce quelque chose qui amène le renard à lui prêter attention.
Pour ce qui est du renard, on apprend qu’il s’approche car il a été stimulé par l’odeur du fromage et qu’il a, en sus de l’odeur du fromage, flairé la piste de quelqu’un qu’il pourrait manipuler avec des flatteries. Cela vient illustrer la transaction angulaire dont parle Eric Berne dans Que dites-vous après avoir dit bonjouri. L’un des protagonistes (ici le renard) adresse un message à l’autre (le corbeau) pour pouvoir lui extorquer quelque chose qu’il convoite. Pour quoi ça marche ? On le verra dans la suite de la fable.
Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
Le renard est rusé, il joue sa partition : donner des signes de reconnaissance à celui dont il a saisi intuitivement qu’il a besoin de se sentir immensément reconnu sur sa beauté et sur sa voix. Il s’agit du message social, explicite qui comporte un message caché. Le renard est conscient du message caché, appelé message psychologique. Le corbeau n’est pas conscient de ce message caché, car il a un tel besoin de cette reconnaissance qu’il ne perçoit pas que c’est uniquement de la flatterie. Il en perd toute capacité de discernement, tout sens pratique et toute pensée sur l’événement.
Il n’y a aucune sincérité dans ce que dit le renard : il manipule, il a une stratégie consciente ayant comme objectif d’extorquer quelque chose à l’autre. Le corbeau, qui reçoit la flatterie, n’est pas conscient de ce qui se joue, il se laisse abuser car il reçoit les caresses comme une authentique déclaration d’admiration.
Il en est ainsi car le corbeau a un point faible aux signes de reconnaissance sur sa beauté, et sur sa voix, sinon cela ne marcherait pas. Point faible qui a ses racines dans une souffrance narcissique du corbeau (souffrir d’être laid et de croasser, au lieu de chanter d’une belle voix).
Le flatteur n’a d’impact que parce qu’il touche le point faible de l’autre.
A ces mots le Corbeau ne se sent plus de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie
Le corbeau fait ce qui lui a été suggéré de manière implicite par le renard. Il est poussé, en quelque sorte à réagir à la stimulation du renard parce que cette stimulation a activé, à un niveau inconscient, un désir refoulé du corbeau d’être beau et d’avoir une belle voie, un désir d’enfance, probablement parce qu’il a été moqué par son entourage dans l’école des oiseaux et qu’il en garde la douleur : son rêve enfin réalisé et reconnu par quelqu’un !!!
Si le corbeau pouvait penser à ce moment-là, il aurait bien compris que les paroles du renard ne vont pas changer sa manière de chanter. Mais voilà, à cet instant il ne le sait plus, il a tellement envie que sa souffrance soit résolue. Alors il « ouvre un large bec ».
Le renard s’en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »
Le véritable objectif du renard est ainsi révélé. Il ne s’est jamais intéressé au corbeau, il s’intéressait seulement à ce qu’il pouvait obtenir du corbeau par la ruse. Et ça a marché.
Il est tout de même magnanime, en donnant « cette leçon » au corbeau, car d’habitude le flatteur s’en va une fois qu’il a obtenu ce qu’il cherchait.
Le corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Le corbeau se rend compte qu’il s’est fait avoir. Est-ce la première fois ? Sûrement que non.
Jurer « qu’on ne l’y prendrait plus » : c’est généralement ce que la personne se dit quand elle se rend compte qu’elle a accroché à la flatterie, et fait des choses qu’elle n’aurait pas voulu faire.
Mais il ne suffit pas de jurer, pour qu’il n’y ait pas répétition. Le corbeau a nécessairement à devenir conscient du mouvement inconscient qui le rend sensible aux flatteries et les lui fait prendre pour vraies : sa blessure narcissique, un vécu de ″manque fondamental″ et l’avidité à certains types de signes de reconnaissances comme tentative de réparation.
Une fois ceci devenu conscient, il aura à accepter le plumage qui est le sien et la voix qui est la sienne, et faire le deuil d’être le « phénix des hôtes de ce bois ». Peut-être se dire : « Je ne suis pas le phénix, je suis MOI. »
1 Alleysson E., Publication remaniée d’un texte paru dans la Newsletter de l’EAT-Lyon, La Lettre de l’Ecole, décembre 2006
2 Berne E., Que dites-vous après avoir dit bonjour, Ed. Tchou, Paris, 1979, pages 24-25.